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La sorcière aux chats est une nouvelle qui nous raconte l'histoire de Kharyne.

 

   Ces femmes ne doutaient décidément de rien, songeai-je en me faufilant par la fenêtre entrebâillée. Il ne m'avait pas fallu une décade pour mettre au point mon plan d'évasion. J'avais très vite remarqué qu'elles accomplissaient toujours les mêmes tâches aux mêmes heures, que leurs habitudes ne déviaient jamais d'un jour sur l'autre et qu'il ne leur serait pas venu à l'esprit une seconde que l'une des pensionnaires du temple – ou prisonnière, en ce qui me concernait – ait eu des velléités de s'enfuir.

   Non, parce qu'être choisie par les prêtresses, élue d'Esca et suivre le noviciat, c'était ce dont devaient rêver chacune des fillettes de Belterre… de toute la Nordie, même. Sauf moi. Certes, je reconnaissais que la vie, au temple, était bien plus facile et agréable qu'à l'extérieur. On mangeait chaque jour à sa faim, on dormait dans un lit, seule, on ne s'échinait pas au travail du matin au soir. En revanche, passer des heures, enfermée dans une salle de classe, à écouter bavasser sœur Cithare ou sœur Élégie… très peu pour moi. Je n'avais jamais aspiré à devenir prêtresse. Je voulais vivre à l'air libre, décider de ma vie et choisir qui j'aimais. Les prêtresses devaient aimer tout le monde, habitaient dans les temples et passaient leurs journées à prier, chanter et étudier. En plus, elles n'avaient pas de chats ! Je n'aurais su vivre sans animaux. Surtout pas sans chats !

   Je me glissai donc en dehors du temple et filai droit vers la forêt. La nuit était claire, ce qui serait à mon avantage pour retrouver mon chemin. Cependant, une nuit claire à cette époque de l'année signifiait aussi que les températures allaient chuter sérieusement. La neige, qui recouvrait tout, étouffait le bruit de mes pas et gelait mes orteils dans les chaussures fines que nous portions au sanctuaire, néanmoins récupérer mes vieilles bottes aurait éveillé les soupçons.

   Une lune plus tôt, mon père m'avait emmenée avec lui à Péanne pour la foire des Grâces. Il s'y rendait chaque année afin d'y vendre les vêtements colorés que ma mère tricotait avec la laine de nos moutons. J'avais toujours rêvé de l'y accompagner et il avait toujours refusé. J'aurais dû me méfier quand il me l'avait proposé de lui-même, cette fois-là. Mon père ne faisait jamais rien pour me faire plaisir. Il fallait gagner et mériter chacune de ses faveurs. Pourtant, trop enthousiaste pour y songer, je ne m'étais pas doutée qu'il allait me trahir.

   À peine arrivés à la capitale, avant même d'entrevoir les premiers fanions de la foire, nous avions arrêté la charrette devant le grand temple d'Esca et il m'avait ordonné de le suivre. C'est à ce moment-là que j'avais compris. J'avais aussitôt sauté à terre et m'étais mise à courir dans la direction opposée, mais à huit ans, on a beau faire, on court moins vite que son père. Résultat, je m'étais retrouvée enfermée dans une cellule de novice avant d'avoir fini de hurler. J'avais commencé ma formation de prêtresse par deux jours de jeûne et d'isolement, pour m'apprendre l'obéissance. Mon père, ce traître, leur avait dit que je parlais aux animaux et que ceux-ci me comprenaient. Je me demandais ce qu'une prêtresse d'Esca pourrait bien faire de ce "don" et qu'est-ce qui avait pu leur faire croire que je serais une élue. J'eus ma réponse dès le lendemain de la fin de ma punition. Personne ne recevait de talent gratuitement, selon sœur Cithare. Esca dotait toujours ses filles d'un pouvoir utile aux autres, et d'une ou plusieurs bénédictions mineures, cadeaux personnels de la déesse. En ce qui la concernait, sœur Cithare avait reçu le don de lire les âmes et de percevoir la grâce d'Esca chez les jeunes filles. En bénédiction secondaire, elle avait reçu la musique. Elle était capable de jouer ou chanter n'importe quoi sans avoir à l'apprendre. C'était à cause de ce pouvoir de lire les âmes qu'elle avait décelé mon insignifiant don de guérison et qu'elle avait confirmé que je parlais aux animaux. Bien sûr, c'était ma faculté à soigner les gens qui les intéressait.

 

   Avec mon père et la charrette, nous avions mis deux jours à rejoindre Péanne par la route qui longe la Nordaine. Il m'en fallut le double pour remonter jusqu'au village. D'abord parce que j'étais petite et que je marchais moins vite qu'un cheval. Ensuite du fait que je fatiguais beaucoup à progresser dans la neige, par ce froid. D'autant que je dormais très mal, la nuit, en partie parce que je grelottais et aussi à cause de ma peur que quelqu'un me trouve et me ramène au temple. C'était également pour cette raison qu'il me fallut quatre jours. À chaque fois que j'apercevais quelqu'un, au loin, sur la route, je me cachais et j'attendais qu'il soit passé.

   Lorsque j'arrivai enfin chez moi, je mourais de faim, je tremblais de tous mes membres et je ne sentais plus mes pieds. J'entrai en titubant dans la cuisine, où je savais pouvoir trouver ma mère, à cette heure de la journée. Elle devait être en train de préparer le repas du soir. D'ailleurs, une succulente odeur de ragoût flottait dans l'air. Quand je passai la porte, elle se tourna vers moi. Ses yeux s'agrandirent comme si elle avait vu un fantôme. Elle se signa pour éloigner le mauvais sort et se mit à crier :

— Sors d'ici, malheureuse ! Qu'est-ce que tu fiches là ? Pourquoi tu n'es pas au temple ?

— Je ne voulais pas y rester, maman, j'aime mieux être avec vous. Chez nous.

   Elle attrapa son balai et le brandit dans ma direction.

— Tu vas nous attirer le malheur, maudite ! Dépêche-toi de retourner là-bas ! Allez ! Dégage !

— Mais, maman…

— Si elles apprennent que je t'ai laissée rentrer elles vont nous maléficier, nous retirer la protection d'Esca et nous serons damnés à notre tour. Pars, maintenant ! hurla-t-elle.

   

   À coups de balais, elle me repoussa dans la cour où mon père arrivait en hâte, ayant entendu les cris. Sur son visage, l'inquiétude fit place à une fureur que je n'y avais encore jamais vue et qui me pétrifia. Il se rua sur moi et me poussa si fort que je tombai brutalement en arrière, m'entaillant sévèrement les coudes et le dos du crâne. Alors qu'il s'avançait à nouveau, écumant de rage, une boule de poils sombres fusa en feulant et l'attaqua au visage. Il hurla, s'empara de la petite bête et l'arracha de sa tête, laissant apparaître de profondes griffures sur ses joues. Il lança le chat au sol et lui envoya un coup de pied qui le fit s'envoler contre le mur de la maison. Tigri ne se releva pas, et la douleur de cette perte, plus que tout le reste, m'anéantit. Tigri était ma meilleure amie, depuis que je marchais et parlais. Elle ne m'avait jamais quittée, jamais abandonnée. Je fondis en larmes.

— C'est ta faute, cria mon père. Va-t'en d'ici et ne reviens jamais ! Je te bannis. Désormais, tu n'as plus de nom ni de foyer. Je vais faire effacer ta naissance des registres. Il n'est pas question que tu nous déshonores.

   Il arma son pied pour me frapper à nouveau, mais quatre autres félins s'interposèrent, feulant et crachant en direction de la menace. Quand trois autres chats se joignirent à mes défenseurs, mon géniteur capitula. Il tourna les talons, entrainant derrière lui ma mère en pleurs, et ils s'enfermèrent dans la maison.

   Lentement, je me relevai. J'avais mal à la tête et aux coudes. Je saignais. J'avais froid. J'avais faim. Et, à part mes chats, j'étais seule au monde. Je n'avais même plus de nom. Est-ce que j'aurais encore le droit de m'appeler Kharyne dans ma tête ? Et si je croisais quelqu'un qui me demandait comment je me nomme… qu'est-ce que je devais lui dire ? Tout en réfléchissant, je m'approchai du corps de Tigri qui gisait dans la neige, au pied du mur. Il n'y avait plus rien que je puisse faire pour elle, cependant, je ne pouvais pas la laisser là. Je la pris donc au creux de mes bras. Comme nous étions aussi ensanglantées l'une que l'autre, son sang se mélangea au mien, et je sentis son âme traverser jusqu'à moi. En un rien de temps, elle fut là. Dans mon cœur. Et c'est elle qui me réconforta.

— Merci pour votre aide, dis-je à ceux qui avaient pris ma défense. J'espère que vous n'aurez pas à craindre de représailles. Je dois partir, à présent. Ici, ce n'est plus ma maison. Merci encore, mes amis. Je vous aime, et je ne vous oublierai jamais.

   Je serrai Tigri contre moi et, tandis que je m'éloignais vers la forêt, un chat, puis deux, puis tous les sept, m'emboitèrent le pas.

 

   Les ombres du soir défiguraient les bois. Leurs arbres aux branches torses et glabres, tels une armée de spectres, se faisaient menaçants. Je tressaillais à chaque bruit, amplifiés par la nuit. Le hululement d'une chouette, le vol d'une chauve-souris, la fuite d'un lièvre ou d'un chevreuil dans les fourrés… le hurlement d'un loup. J'avais déjà eu peur durant les trois nuits que j'avais passées à la belle étoile, cependant j'étais alors portée par l'espoir de rentrer chez moi. Cela me donnait du courage. À présent, sans nulle part où aller, sans but ni réconfort, je n'avais plus rien à quoi m'accrocher. Je ne parvenais plus à retenir les larmes que j'avais jusque-là tenues à distance. Je tremblais autant de froid que d'épouvante. Le désespoir me coûta mes dernières forces. Trébuchant sur une énième racine, je chutai lourdement sur le sol gelé et ne me relevai pas. Secouée de sanglots, je ne pus que me recroqueviller sur moi-même, résignée à m'arrêter là. Sans avoir vécu. Sans avoir rien vu du monde…

   Quand je m'éveillai le lendemain matin, je ne grelottais plus. J'étais recouverte par la fourrure douce des sept chats qui s'étaient couchés sur moi pour me maintenir en vie.

— Te voilà réveillée, petite Mère, ronronna le noiraud contre mon oreille.

   Son petit corps chaud s'enroulait autour de mon cou comme une écharpe. Je remuai afin de voir les autres, qui en profitèrent pour descendre de mon dos en se frottant contre moi. Je les sentais tous soulagés de me voir bouger et respirer. Nous avions survécu à cette première nuit, pour autant je ne me sentais pas moins perdue et misérable que la veille. 

   Comme je ne savais pas quoi faire d'autre, je repris la route. J'avais décidé de descendre vers le sud, où il faisait certainement plus chaud, en me repérant au pâle soleil… quand il n'était pas dissimulé par les nuages. Une fillette déambulant seule sur les routes, escortée par sept chats, risquant d'être le meilleur moyen de me faire repérer et arrêter, je pris à travers bois et champs et évitai les villages. Quand le soir tomba, j'étais fourbue et plus affamée que jamais. À cette saison, il était inutile d'espérer vivre de cueillette. Toute la végétation dormait sous sa couche de neige protectrice. J'avais bien réussi à dénicher une ou deux châtaignes, mais quand j'étais enfin parvenue à les ouvrir, à grand renfort de coups de pierres, elles étaient pourries. La déception avait décuplé le trou béant de mon estomac. Aussi dus-je me résoudre à entrer dans un village, histoire d'y dénicher de quoi me nourrir et, qui sait, un abri pour la nuit ?

   Cependant, quelle ne fut pas mon atterrement quand je me fis à nouveau jeter dehors à coups de balais, de jets de pierres, et aux cris de "à mort la sorcière !" Contrainte de m'enfuir en courant, j'écopai néanmoins, au passage, de bleus et de coupures dus aux cailloux qui m'avaient atteinte. Essoufflée, je ne m'arrêtai qu'une fois abritée sous le couvert des bois. Mes chats m'entourèrent aussitôt, m'assurant de leur soutien, et dans l'intention visible de me réconforter. Seulement, ils n'étaient plus sept, mais onze. Cinq autres félins nous avaient rejoints. Probablement venaient-ils du village qui nous avaient chassés. J'accueillis leurs caresses et leur offre d'amitié avec reconnaissance. Puis après avoir ravalé ma déception, je repris ma route vers le sud, flanquée de ma presque douzaine de compagnons poilus.

 

   Je n'avais quasiment rien mangé depuis trois jours, et de certaines de mes coupures suintait une humeur nauséabonde, quand je dus me rendre à l'évidence. La nouvelle d'une élue déchue et devenue sorcière avait fait le tour de la région plus vite que mes faibles jambes ne me pouvaient porter. Désormais on criait "À mort la sorcière !" avant même que j'apparaisse à l'horizon. Si l'on ne me tuait pas, j'allais mourir de faim… sauf si je me résolvais à manger les mulots, campagnols et autres rongeurs que mes chats s'échinaient à chasser pour moi. Jusque-là, l'idée même de porter à ma bouche la chair sanguinolente, poilue et pleine de petits os de ces créatures me donnait la nausée. Pourtant, je dus me rendre à l'évidence. Mon envie de vivre surpassait mon dégoût.

   La première fois, je ne pus contenir les spasmes qui soulevèrent mon estomac et je rendis tout ce que j'avais difficilement ingéré. Par la suite, après avoir trouvé une esquille d'os, fine et effilée, sur un cadavre de renard, je pus décharner et désosser les minuscules proies afin de ne conserver que la viande et ainsi me donner l'illusion que je n'étais pas en train de manger un rat. Et ce n'était somme toutes pas si mauvais, finalement. Ainsi je repris des forces, me gavant des présents que m'apportaient mes amis félins.

   La dernière fois que je les avais comptés, ils étaient quarante-trois. C'était la veille du jour où nous avions traversé la Nordaine en franchissant de nuit le grand pont royal, au nord de Florestan. Depuis, mes troupes avaient encore gonflé mais je n'aurais pas été capable d'en chiffrer le nombre. Je n'avais pas bénéficié assez longtemps de l'enseignement des prêtresses pour quantifier au-delà de la cinquantaine.

 

   Florestan étant une grande ville, et le chef-lieu du Duché éponyme, je nourrissais quelque espoir de passer inaperçue, pour peu que mes compagnons me laissent y entrer seule, et donc de ne pas m'en faire chasser trop vite. Je dus batailler ferme avec Noiraud, qui s'était fait mon garde du corps particulier et le porte-parole de mon "petit peuple", pour qu'il accepte de demeurer en arrière avec les autres. Je fis prudemment mon entrée par la grande porte, perdue dans la foule des commerçants itinérants et des paysans venus vendre leurs produits au marché. Une fois dans les murs, j'errai d'esplanades en ruelles et de rues en venelles, observant les étals avec l'eau à la bouche et l'estomac serré, jusqu'à ce que j'aperçoive un garçon de mon âge en train de chaparder l'éventaire d'un rôtisseur.

   Vif comme l'éclair, il glissa sous sa blouse une tourte encore fumante et disparut à l'angle de l'allée suivante. Sa dextérité m'avait impressionnée, mais c'est surtout l'idée qu'un autre que moi mourait de faim au point d'en venir à voler sa nourriture qui me décida à le suivre. Tant bien que mal, parce qu'il s'avéra aussi furtif et insaisissable qu'un félin en chasse, je le pistai dans le dédale des rues de la ville jusqu'à une espèce de cour intérieure, encastrée entre les hautes murailles d'un bloc de bâtiments. Un espace clos sur presque quatre côtés, sans autre issue que le porche par lequel j'étais arrivée là, et vide, à l'exception d'une pile de caisses branlantes, dans un angle.

   Mon voleur avait disparu, tout bonnement. Je tournai sur moi-même, scrutant les recoins sombres à la recherche d'une possible cachette, mais rien. Il s'était envolé. Dépitée, je m'apprêtais à rebrousser chemin quand une main large comme un battoir s'abattit sur mon épaule. Je hurlai de terreur. Aussitôt, le deuxième battoir s'écrasa sur ma bouche, me couvrant le visage jusqu'aux yeux. Avant de cligner des paupières, je me retrouvai cerclée par un bras plus large que moi et plaquée contre un torse aussi solide que les murailles de Péanne, les pieds à presque un mètre du sol. Ainsi garrottée, je ne pus qu'assister à ce qui suivit, sans aucun moyen d'y échapper.

   La pile de caisses vides pivota soudain d'un bloc, comme si ces dernières avaient été soudées entre elles, révélant le haut d'un escalier qui s'enfonçait dans les entrailles de l'édifice. Un premier homme, vieux, sale et laid, en sortit, suivi d'un second à l'allure martiale, puis d'une ribambelle d'enfants de tous âges, dont mon voleur de tourte.

— Qu'avons-nous donc là ? s'enquit celui qui avait l'air d'un soldat. Une nouvelle recrue ? Comment t'appelles-tu, gamine ? me demanda-t-il.

   Le géant qui me tenait abaissa sa paluche et je pus enfin respirer. Devais-je leur donner mon nom ? Est-ce que j'en avais seulement le droit, après qu'il m'ait été retiré par mon père ? Et si oui, était-ce bien prudent ? J'étais à peu près certaine de ne devoir faire confiance à personne, cependant j'étais trop contente de pouvoir enfin parler à d'autres êtres humains. Je décidai de tenter ma chance.

— Kharyne, monsieur, murmurai-je.

— Pourquoi as-tu suivi Shelim jusqu'ici ?

   Je tâchai de deviner dans son regard ou son attitude, quelle était la réponse qu'il espérait entendre, mais son expression n'en révélait rien.

— Il avait… une tourte, avouai-je finalement en haussant les épaules. Et j'ai faim, alors…

— Tu l'as vu voler la tourte ? s'étonna-t-il. Shelim, tu mollis, mon ami. Si cette gamine a réussi à te prendre la main dans le sac, la prochaine fois, tu auras droit à la garde de Florestan.

   Je vis mon voleur se renfrogner, dardant sur moi des yeux noirs et venimeux.

— Est-ce que tu vis seule ? me questionna encore celui qui devait être le chef de cette bande de malfrats en guenilles.

   Que pouvais-je répondre à cela ? "Non, je vis avec plusieurs dizaines de chats errants" ?

— Oui.

— Et est-ce que toi, tu aurais été capable de voler cette tourte sans qu'on te voie ?

   Qu'est-ce que c'était encore que cette question ? Comment voulait-il que je le sache, je n'avais jamais rien dérobé de ma vie ?

   Voyant que je ne répondais pas, il plissa les paupières d'un air menaçant et me pointa du doigt.

— Parce que vois-tu, jeune fille, nous ne tolérons parmi nous que ceux qui font montre d'un talent particulier. Si tu peux nous être utile d'une façon ou d'une autre, en échange, tu seras nourrie et protégée par le groupe. Sinon, tu quittes cette ville immédiatement et tu n'y remets plus jamais les pieds. Est-ce que tu m'as bien comprise ?

— Si j'ai quelque chose de spécial, je pourrai faire partie de votre…

— Famille, oui.

   Famille, me répétai-je, les larmes aux yeux. Ainsi je ne serais plus perdue, plus seule au monde… mais qu'en serait-il de mes amis, de ceux qui m'avaient protégée et grâce à qui j'avais survécu depuis plus d'une lune ? Seraient-ils accueillis eux aussi ? Ou serais-je, moi, chassée de la ville comme je l'avais été des villages justement à cause de mes chats ? Cette "famille" me traiterait-elle de sorcière et me rejetterait-elle comme l'avait fait la mienne ? Je n'avais qu'un seul moyen de le savoir, aussi rassemblai-je mon courage pour révéler la vérité.

— Je suis une sorcière.

   Le géant, dans mon dos, émit un hoquet et me lâcha subitement en reculant de trois bons pas. Je chutai lourdement, mais me relevai aussi vite afin de me camper sur mes pieds, prête à livrer bataille.

   Cependant, nul ne m'attaqua.

— Une sorcière… répéta le chef en caressant son menton. Que c'est intéressant. Et donc, tu lances des sorts ?

   Il se moquait de moi, je le voyais dans ses yeux.

— Non, j'ai été élue et emmenée dans un temple d'Esca pour y recevoir l'enseignement. Mais je ne voulais pas devenir une prêtresse alors je me suis enfuie. Comme j'ai toujours les dons de la déesse mais pas la formation, je suis devenue une sorcière. J'ai été bannie et chassée de chez moi.

   Cette fois, une réelle lueur d'intérêt s'était allumée dans le regard de l'homme et les enfants qui l'entouraient m'observaient, bouches-bée.

— Et quels sont ces dons dont tu parles ?

   Je commençai par un demi-mensonge, puisqu'en réalité je n'avais jamais encore utilisé l'aptitude découverte par sœur Cithare.

— Un petit pouvoir de guérison, ce qui pourrait vous être fort utile, ici, et…

— Et ?

— Eh bien… je parle aux animaux et ils me comprennent. Notamment les chats, qui me suivent partout où je vais.

— Il n'y en a pas, à Florestan, cracha le vieillard sale qui n'avait pas encore ouvert la bouche. Et on est infestés de rats.

— Pas de chats du tout ? m'étonnai-je.

   Effectivement, je n'en avais pas vu un seul durant mon périple à travers la cité.

— Une maladie les a décimés l'année dernière, m'apprit le chef. Il n'en est pas resté un et depuis, comme l'a dit Souki, les rats pullulent. Quelques chats feraient grandement notre affaire. En plus du don de guérison. Tu penses que tu pourrais nous en trouver ?

— Il y en a plein qui m'attendent dans la forêt, au nord des remparts. Ils me suivent depuis chez moi et d'autres nous rejoignent à chaque village que nous contournons.

— Ils t'obéissent ?

— Je ne leur donne pas d'ordre, répondis-je en haussant les épaules. Je ne suis pas leur chef, ou je ne sais quoi. Ils me suivent, ils chassent pour moi, ils me protègent et quand je leur demande quelque chose, s'ils sont d'accord, ils le font. C'est tout.

— Mouais… ça semble déjà pas si mal. Il y en a beaucoup, tu dis ?

— J'ai arrêté de compter à cinquante parce que je ne me rappelle plus de ce qui vient après, mais je dirais qu'il y en a bien deux fois ça.

   Il écarquilla des yeux ronds et je devinai les rouages calculateurs de son cerveau se mettre en mouvement frénétique.

— Comment vas-tu faire entrer tout ce tas de chats en ville sans que ça se voie ? maugréa le vieux qui s'appelait Souki.

— Mais, je veux justement que cela se voie et se sache, sourit le chef. Shelim, va-t'en trouver Gaïus, le président de la guilde des commerçants et dis-lui que j'ai besoin de le voir de toute urgence.

 

   Dès la nuit suivante, mes compagnons à quatre pattes furent introduits dans la cité via un convoi de marchandises de la guilde. Le dénommé Gaïus s'était même montré particulièrement enthousiaste à l'idée qu'on le débarrasse des rats qui infestaient les entrepôts de la ville. Une fois passés les remparts, les chariots s'étaient égaillés dans tous les quartiers et avaient débarqué leurs passagers clandestins là où ils seraient le plus utiles. Chaque marchand en recevait au moins deux et s'engageait à leur fournir eau, abri et nourriture en échange de leur chasse.

   Seuls Noiraud et la petite Neige m'accompagnèrent dans l'immeuble désaffecté où vivait ma nouvelle famille. Je n'osais croire à ma chance. Je fus accueillie par les autres enfants avec une espèce de réserve craintive. Sorcière j'étais, sorcière je resterais. Il semblait que j'allais devoir m'habituer à vivre avec cela. Mais Ramdal, leur chef, n'avait pas l'air de partager leur méfiance à mon égard. Il me fit visiter la salle commune, qui faisait également office de cuisine, le dortoir et les latrines, ainsi que le cachot où l'on punissait ceux qui dérogeaient aux règles de la communauté… les siennes, donc. Puis il me présenta à chacun des membres de sa bande. Le vieux Souki, un ancien soldat dont l'armée n'avait plus voulu après qu'il ait perdu une jambe sur le champ de bataille. Magraine, une prostituée dont l'avancée en âge avait fait fuir les clients. Elle s'occupait de cuisiner pour tout le monde. Et la trentaine d'orphelins vagabonds que ces trois-là avaient recueillis au fil des années. Il y en avait de tous âges, entre cinq et seize ans. Au-delà, m'expliqua Ramdal, ils devaient quitter le nid et se débrouiller seuls.

— Et vous, demandai-je à celui qui allait devenir mon père de substitution, comment vous êtes-vous retrouvé là ?

   Son regard se perdit un instant dans les méandres de son passé et ses lèvres se pincèrent alors que ses traits affichaient une douleur empreinte de colère.

— Ma mère était une prêtresse d'Esca qui a eu la mauvaise idée de tomber amoureuse. Quand il s'avéra qu'elle était enceinte et ne pouvait le cacher, elle fut déchue, chassée et bannie. Voyant cela, son amant se détourna d'elle et affirma ne pas la connaître. Comme toi, poursuivit-il en me fixant de ses yeux sombres et pénétrants, on l'a appelée "sorcière". Comme Magraine, elle a dû se prostituer pour survivre, et afin que moi, je puisse manger. Elle est morte quand j'avais dix ans. Je me suis retrouvé à la rue, tout seul, avec l'étiquette "fils de sorcière" collée au front. Si Magraine ne m'avait pas recueilli, je serais mort au bout de quelques jours. Ainsi que tu peux le constater, nous sommes tous et toutes indésirables, inexistants et invisibles aux yeux du monde. Donc si on ne se serre pas les coudes, on n'a aucune chance de s'en sortir.

   Je croisai tour à tour le regard de chacun des membres de ma nouvelle famille, contemplant à chaque fois la même misère, mais aussi la même foi et la même rage de vivre. Mes chats m'avaient appris que seul, on n'était rien qu'un mort en sursis. Alors qu'ensemble, si chacun apportait son savoir-faire à la communauté, plus rien n'était impossible.

— Je suis des vôtres, acquiesçai-je fermement. Je peux guérir les petites blessures et sentir ce qui ne va pas. Pour le moment, c'est tout, mais avec de l'entraînement, je suis sûre de pouvoir faire plus encore.

— Et puis, tu as tes chats, renchérit-il avec égards.

— Ce sont mes amis, et aussi longtemps qu'ils y trouveront leur compte, ils contribueront à vous rendre la vie plus facile. En revanche, dès l'instant où ils seront chassés ou maltraités, je partirai avec eux.

   Mon avertissement me valut un hochement de tête grave et probant. Ramdal me tendit sa main ouverte, dans laquelle je glissai la mienne, qu'il étreignit brièvement.

— Bienvenue chez les "effacés", Kharyne. Que ta route soit longue et tes poches pleines.

 

   Je vécu donc jusqu'à mes seize ans dans les murs de Florestan, protégée par Ramdal et ses "effacés", et cultivant mes dons de manière empirique au fil des besoins de ma nouvelle famille. Cependant, comme avec mes aptitudes s'étaient développées mes formes féminines, je dus très vite apprendre à me préserver de la convoitise des hommes et de leurs désirs brutaux. En tant que guérisseuse, Ramdal m'avait proposé de demeurer auprès d'eux, bien que j'aie atteint l'âge limite, mais j'avais refusé. J'étouffais à Florestan, et mes chats aussi. Le temps était venu pour nous de découvrir le monde. J'étais bien plus forte que huit ans auparavant. Je me sentais prête à voler de mes propres ailes. Aussi un matin, quelques centaines de félins sur les talons, je franchis la grande porte de la ville sans me retourner et pris la direction du Sud. J'avais entendu parler des monts d'Ore et des centaines de kilomètres de galeries et de cavernes dont ils étaient truffés. Là-bas, dans ces collines sauvages et isolées, cachés au fond des grottes, personne ne viendrait nous chercher. Nous pourrions vivre heureux, mes chats et moi. Effacés, mais libres.

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