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Photo du rédacteurCécile Ama Courtois

Parce que la magie, c'est bien, mais un bon coup de pelle...

Hello abonnés, amis, lecteurs, fidèles, nouveaux et curieux ! (je n'ai oublié personne ?)

Ça fait bien longtemps que je n'ai rien partagé ici alors j'ai décidé de vous faire un petit cadeau.


Ça s'appelle : LA PELLE DE LA FORÊT (oui, c'est un jeu de mots, lol)


sorcière, pelle, livres
illustration de la nouvelle inédite

 

Meredith arpentait la sylve depuis des heures, concentrée sur les ondes subtiles émises par les arbres qui l’entouraient. Feuillus ou résineux, quelle que soit leur essence, chacun d’entre eux suscitait une vibration unique, une signature magique qui le distinguait des autres. Ces ondes tournoyaient et valsaient, et se mêlaient les unes aux autres en une danse vivante et harmonieuse.

Et Meredith captait chacune d’entre elles, la « goûtait », la confrontait, avant de passer à la suivante en essayant de ne pas désespérer. Depuis des heures !

Depuis des semaines, en fait. Chaque jour, depuis plus d’un mois, elle le cherchait en vain, dans cette forêt sacrée.

Même Tabetha avait déjà trouvé le sien. Et même ce bêcheur de Lucian, ce qui la faisait monter dans les tours au point qu’elle devait s’arrêter à chaque fois qu’elle y pensait pour se recentrer, respirer et retrouver un semblant de concentration. À ce rythme-là, elle n’était pas près de l’avoir, son fichu bâton !

Et la cérémonie avait lieu dans deux jours ! Deux jours pour trouver le bois qui lui était destiné, le façonner, dénicher l’amplificateur minéral ou métallique qui s’y accorderait et procéder à l’alliage… autant dire qu’elle partait pour quarante-huit heures de veille, à minima. Si elle trouvait !

Dans le cas contraire, sa glorieuse carrière de magesse prendrait fin avant d’avoir commencé. Au mieux elle redeviendrait une simple sorcière, impropre à mériter l’attention d’un duc, en tout cas.

Ses pensées l’entraînèrent vers les hautes tours du palais, ses ors et ses bannières, son faste, sa lumière… Sa Grâce.

Amardail.

Septième duc de Northerland, héros de guerre, grand homme d'État, magnat de la pierre précieuse et… sommité en matière de magie bâtonnique.

Celui pour qui, chaque année, la dizaine de postulants admis à l’académie suaient sang et eau, se livraient une lutte acharnée et ruinaient leur santé afin d’atteindre leur graal : devenir mage.

Et entrer au service du duc, Meredith en rêvait depuis aussi longtemps qu’elle était capable de s’en souvenir. Elle avait travaillé comme une acharnée durant les vingt dernières années, depuis qu’elle était capable de marcher et de parler, pour développer son don et mériter sa place à l’académie. Elle s’y voyait déjà, majestueuse et impressionnante dans sa robe pourpre de magesse ducale, avec son bâton de pouvoir à la main…

Rhaaa !! Meredith se serait mis des baffes ! Elle venait de perdre encore dix minutes à rêvasser plutôt que de se concentrer sur les ondes. La fatigue et la faim commençaient à peser cruellement sur ses capacités intellectuelles, aussi décida-t-elle de jeter l’éponge pour le moment et de regagner son dortoir. Après une petite heure de sieste et un passage aux cuisines, elle reprendrait ses recherches dans de meilleures conditions.

Le sentier qu’elle suivait passait par la pointe nord du domaine d’Amardail et longeait les écuries ducales. Meredith aimait passionnément les chevaux. Elle pouvait lire en eux, déchiffrer leurs affects et même se faire comprendre d’eux sans effort, aussi ne longeait-elle jamais les écuries sans entrer dire bonjour.

Passée la porte, elle s’avança dans la pénombre fraîche et lénifiante et zigzagua dans l’allée flanquée de boxes, distribuant des caresses sur tous les chanfreins qui venaient à sa rencontre. Mais soudain, une sensation étrange la traversa. Elle se figea, la main suspendue à quelques centimètres des naseaux d’une des juments du duc. Cette sensation… ce grésillement le long de sa colonne vertébrale, ce bourdonnement dans sa tête, ce tournoiement dans son ventre… c’était… SON BÂTON !!??


Stupéfaite et excitée, elle se mit à observer attentivement les alentours mais ne vit aucune branche susceptible de renfermer son précieux artéfact. Alors elle ferma les yeux, se concentra sur les sensations de son corps et les ondes qui émanaient de son binôme magique et se dirigea vers elles. Plus elle approchait et plus elle ressentait avec acuité la force de leur liaison, la fusion de leurs essences. La sienne et celle de son bâton, celui qui avait été conçu pour elle et elle seule par le Grand Tout. Tendant les mains devant elle, elle laissa la magie et le destin la guider vers lui, tels deux aimants s’attirant irrévocablement. Sa paume entra en contact avec le bois lisse et tiède de ce qui allait devenir la source et l’extension de son pouvoir, son arme unique, son meilleur allié jusqu’à sa mort. Elle n’osa pas tout de suite ouvrir les yeux et profita quelques secondes de la joie sans bornes qui la transcendait. Elle l’avait enfin trouvé, à temps, et il semblait encore plus puissant qu’elle l’avait imaginé. C’était comme si… comme s’il avait déjà été entier, achevé. Comme si en plus de la pièce de bois (qu’elle allait devoir façonner en un beau bâton, graver et sculpter avec soin), il possédait déjà son propre amplificateur et que l’alliage était d’ores et déjà opérationnel. C’était impossible, évidemment. Un tel bâton ne pouvait exister, tel quel, dans la nature. Sa fabrication demandait un grand savoir, de nombreuses heures de travail, d’incantations et une forte dose de mana. Avant que son esprit ne recommence à s’égarer dans un millier de considérations secondaires, Meredith ouvrit les yeux sur le bâton magique qu’elle tenait entre ses mains…

Une pelle ?!

Elle cligna des yeux, plusieurs fois (au cas où ce soit un simple problème de vue), mais la pelle resta une stupide pelle. Gorgée de pouvoir !

Comment une telle chose était-elle seulement possible ?

Ah ! C’était une farce, bien sûr ! Un mauvais tour de cet abruti de Lucian. Dire qu’elle avait failli tomber dans le panneau. Riant un peu jaune, elle reposa l’outil contre le mur où elle l’avait trouvé, se demandant toutefois comment son collègue avait fait pour donner l’illusion que des ondes magiques émanaient de cette pelle. Au moment où elle la lâcha, elle ressentit une sorte de vide, un tiraillement, un appel d’air. Comme si l’objet continuait à l’appeler, alors qu’elle avait clairement déjoué l’illusion. En principe, avoir conscience d’un enchantement suffisait à le dissoudre alors pourquoi… ?

Meredith plissa les paupières, fronça les sourcils et considéra cette pelle avec attention. Au premier abord rien ne la distinguait de ses consœurs, alignées de part et d’autre. Toutefois, si l’on observait fixement le manche, il donnait l’impression d’onduler comme un mirage sous le soleil. C’était subtil et ténu, mais indiscutable.

Meredith approcha doucement la main et quand elle ne fut plus qu’à une paume du manche, des picotements, puis de véritables crépitements l’assaillirent, bien plus tangibles que lors de leur premier contact. C’était comme si l’objet voulait la punir de l’avoir délaissé.

Elle recula, regarda à gauche, à droite, scruta la pénombre et tendit l’oreille puis, certaine d’être bien seule pour le cas où elle se ridiculiserait, Meredith ramena son attention sur la pelle. Elle ouvrit bien grand tous ses canaux et propulsa un jet de pouvoir sur le bâton… qui l’absorba avec gourmandise et avidité !!

Choquée, stupéfiée, la jeune sorcière rassembla sa mana et recommença l’expérience en visant cette fois la partie métallique, censée représenter l’amplificateur de puissance. La décharge provoqua une telle explosion de magie que Meredith fut projetée en arrière et s’écrasa contre le mur opposé. Un peu sonnée, le corps ivre de la magie amplifiée que la pelle lui avait renvoyée, Meredith se plia en deux et vomit son lointain petit déjeuner. Beurk!

Quand sa tête eut cessé de tournoyer et qu’elle eut récupéré suffisamment ses esprits, l’apprentie magesse dut se rendre à l’évidence… son bâton sacral était… une pelle d’écurie.

La joie et le soulagement de l’avoir trouvé livraient bataille à la déception et à la honte, à l’incompréhension et à l’incrédulité qu’elle ressentait par ailleurs.

Pourquoi ?

Pourquoi une pelle ?

Pourquoi elle ?

Qu’avait-elle bien pu faire dans ses vies antérieures pour mériter un tel karma ?

Elle voyait déjà d’ici les réactions de ses condisciples. L’hilarité et la condescendance de Lucian, le mépris de ses professeurs, la pitié de ses amies… Amardail ! Comment le duc allait-il réagir ?

Jamais il ne prendrait à son service une magesse armée d’une pelle !

Dans un soupir désabusé, mais le cœur battant à tout rompre, Meredith se releva et s’avança vers la pelle, son bâton de mage. Elle empoigna le manche de la main droite, celle de l’action, et posa la paume de sa main gauche, celle du cœur et de l’esprit, sur l’amplificateur, afin de sceller la liaison entre son bâton et elle. La magie bondit, enfla, virevolta, l’enveloppa et tournoya avec force et allégresse autour d’elle, émanant à la fois de son corps et de l’artéfact, passant de l’un à l’autre, fusionnant leurs deux essences en une seule. En quelques minutes, ce qui aurait dû prendre des heures de façonnage, sculpture, gravures, incantations, méditation, etc. fut accompli. Sur le manche de la pelle s’enroulaient de fines arabesques runiques qui s’épanouissaient en corolles sur toute la surface de la plaque métallique. Cette dernière brillait à présent d’un éclat argenté, rehaussé par les étranges glyphes. Elle était magnifique, imposante, vibrante et élégante… mais ça restait une pelle, au grand désespoir de Meredith. 

“Bon, je n’ai plus qu’à essayer de la ramener dans ma chambre sans me faire voir”, maugréa la sorcière. “Il sera bien temps pour moi de me ridiculiser lors de la présentation au duc.”

 

Deux jours plus tard, l’académie était en effervescence. Toute la journée, professeurs et étudiants s’étaient fébrilement préparés en vue de l’instant le plus important de leur vie. Ce soir-là, chacun des dix candidats, soigneusement choisis et entraînés par leurs mentors, allait présenter à la Cour et au duc Amardail son bâton de mage, et démontrer à tous l’étendue de son pouvoir en réalisant un acte magique aussi impressionnant que possible. À la suite de quoi le duc désignerait ceux d’entre eux qu’il estimait dignes de devenir mages et, peut-être, celui ou celle qu’il engagerait à son service. Amardail n’ayant pas engagé de nouveau mage de cour depuis près de dix ans, la possibilité qu’il le fasse cette année n’était pas négligeable. Toutefois, s’il n’avait pas trouvé de candidat suffisamment méritant depuis si longtemps, c’était aussi parce que ses critères étaient si élevés que rares étaient ceux qui les remplissaient.

C'est avec toutes les peines et ruses du monde que Meredith était parvenue à gagner l’antichambre qui jouxtait la salle du trône sans se faire remarquer. Mais là, face aux neuf autres candidats (et bientôt à toute la cour et au duc en personne !), elle ne pouvait plus cacher la nature de son bâton de mage. Le silence stupéfait qui était tombé sur son entrée fut très vite suivi d’un éclat de rire, repris bientôt par tous les sorciers présents. Meredith jeta un regard noir à Lucian, le plus en verve de tous, question moquerie. Elle le détestait, depuis le début. Son arrogance, sa propension à écraser les autres pour s’élever à leurs dépens, son mépris des plus faibles et son obséquiosité envers ses supérieurs : il n’y avait rien qu’elle appréciât chez lui, pas même ses airs d’ange ténébreux. Alors elle redressa l’échine, haussa le menton et darda sur eux tous le plus glacial regard de sa panoplie.

“Ah, vous vous moquez de ma pelle ? Eh bien vous allez voir de quel bois elle se chauffe,” pensa-t-elle de toutes ses forces. “Vous n’êtes pas prêts à ce qui vous attend…”

En effet, durant les deux derniers jours, Meredith avait passé beaucoup de temps à faire plus ample connaissance avec son outil, son instrument… sa nouvelle meilleure amie, en fait. Elle avait découvert que le potentiel et la puissance de cette dernière dépassait de loin tout ce que la théorie l’avait amenée à attendre d’un bâton de mage. Véritable prolongement d’elle-même, la pelle semblait presque anticiper ses besoins. Il lui suffisait de verbaliser mentalement un sort pour que son pouvoir entre en action aussitôt à travers l’artefact. Elle n’avait pas pu pousser très loin l’intensité ni l’amplitude d’action dont elle était capable parce qu’elle tenait à rester aussi discrète que possible, mais elle avait bien l’impression que cela n’aurait aucune commune mesure avec ce qu’il en était d’ordinaire avec les bâtons.


La double porte s’ouvrit soudain sur la salle du trône et le chambellan leur fit signe d’entrer. À mesure que les aspirants mages passaient devant lui, il les annonçait de sa voix de stentor. Nerveuse et fébrile, Meredith attendit son tour et pénétra en dernier dans l’immense espace de marbre, de verre et d’or. À sa droite, l’estrade, un dais, le trône, et Amardail. À sa gauche, les centaines de nobles, notables et VIP qui constituaient la cour, au premier rang desquels se tenait le seigneur Gontrand, le frère du duc. Celui-ci arborait sa coutumière façade renfrognée, acariâtre et convoiteuse. Né quelques minutes après Amardail, Gontrand n'avait jamais accepté sa deuxième place. Il n'était un secret pour personne que l’antipathique personnage ne rêvait que d’une chose : devenir duc à la place du duc. Par deux fois, déjà, le sinistre personnage avait tenté de rallier à sa cause divers nobles et hauts-gradés, sans succès. Ses coups d'État ratés lui avaient valu un exil temporaire dont il n’était revenu que quelques semaines plus tôt. Selon Meredith, le duc avait fait preuve de bien trop d’indulgence avec lui, sous prétexte qu’il était son frère. Un exil définitif, un emprisonnement à vie, ou mieux : la peine capitale, auraient été plus avisés. Et à voir l’expression sournoise dans le regard de Gontrand, elle se dit que le surveiller de près ne serait pas superflu. Mais pour l’heure, elle devait se concentrer sur l’épreuve la plus importante de toute sa vie et donner le meilleur d’elle-même.

Faisant mine d’ignorer les murmures stupéfaits, la surprise, les rires moqueurs et les cris outrés de l’assemblée, Meredith s’avança avec sa pelle jusque devant le trône à la suite de ses neuf homologues. À sa vue, le duc haussa un sourcil, mais ce fut la seule manifestation de son étonnement. Il lissa aussitôt son visage et reporta son attention sur le premier aspirant mage.

Chacun des candidats fit montre d’une belle maîtrise de son bâton et d’un pouvoir souvent très intéressant, bien qu’insuffisant pour espérer accéder au poste de mage de la cour, selon Meredith. Cette pauvre Tabetha voulut faire apparaître tout un festin devant le duc mais sa nervosité ayant altéré sa concentration, elle oublia d’inclure la table sous les plats… qui s’écrasèrent au sol à peine apparus et explosèrent dans de grands éclats de sauces. Le chambellan dut déclarer une pause dans la cérémonie afin que les serviteurs aient le temps de remettre de l’ordre devant l’estrade.

Puis ce fut au tour de Lucian d’exposer son talent et sa puissance. 

Bien campé face au trône, les pieds espacés de la largeur de ses épaules sous sa longue robe plissée, le regard planté droit dans celui du duc, il écarta les bras et les éleva à hauteur de son buste, la main gauche ouverte, paume vers le haut, et la droite tenant fermement son splendide bâton ouvragé. Ce dernier semblait coulé dans l’acier mais Meredith le savait taillé dans un acacia. Un bois aussi solide que dense et difficile à travailler, même après en avoir retiré les épines. Le manche avait été sculpté de glyphes et de runes dont les creux avaient été habillés de feuilles d’or qui le faisaient chatoyer dans la lumière des candélabres. Il en paraissait vivant, mouvant… Quant à l’amplificateur, il représentait une flamme taillée dans un bloc d’obsidienne qui luisait de manière inquiétante dans la pénombre.

Soudain, des volutes ombreuses, semblables à de la fumée noire, exsudèrent de l’obsidienne, commencèrent à ramper le long du bâton, jusqu’à terre où elles se répandirent tels des tentacules cherchant une proie. Les longs serpents de suie gazeuse se frayèrent un chemin parmi l’assemblée, sinuant entre les pieds des convives et formant rapidement un entrelac sombre et brumeux sur l’intégralité du sol. 

Dans la salle du trône, nul ne bougeait, tous observaient le phénomène, dans l’attente impatiente de ce que le candidat mage avait prévu de présenter au duc. Meredith, elle, sentait monter l’angoisse du creux de ses reins jusqu’à sa gorge, noyant d’appréhension tous ses organes au passage. Viscéralement, elle saisissait que quelque chose n’allait pas… Que ce qui était sur le point d’arriver serait catastrophique. 

Alors elle se tint aussi prête que possible, ouvrant préventivement le canal entre elle et son propre bâton, engrangeant machinalement toute la magie qu’elle pouvait concentrer dans l’artefact… puis ce fut le chaos ! 

Les longs pseudopodes fuligineux s’élevèrent subitement, engloutissant l’assemblée désormais paniquée. Les cris, les hurlements de peur et de douleur se transformèrent, en un battement de cœur, en râles d’agonie. Ceux qui le pouvaient encore couraient dans tous les sens, cherchant une issue mais, d’un geste sec de son bâton maudit, Lucian claqua toutes les portes, qui ne s’ouvrirent plus en dépit de l’acharnement des gardes à les enfoncer.

Au milieu du désastre, Amardail, droit comme un i, fusillait du regard son frère, Gontrand qui, miraculeusement épargné par l’attaque, souriait d’un air à la fois goguenard et satisfait. Le duc lui-même semblait préservé des volutes tueuses. Celles-ci se contentaient de l’encercler et de le ligoter, le privant de tout mouvement, mais maintenaient sa tête à l’abri de leur poison. 

Le cœur de Meredith battait à tout rompre alors que sa pelle avait spontanément créé autour d’elle un bouclier d’air que les tentacules vénéneux ne parvenaient pas à franchir. Les quelques secondes qui s’étaient écoulées depuis le début de l’attaque lui avaient semblé durer des heures durant lesquelles elle s’était trouvée pétrifiée, figée par le choc, la peur et l’indignation. Mais les cris, autour d’elle, ranimèrent sa conscience, qui se remit à fonctionner avec la frénésie de l’urgence. D’un regard circulaire, elle prit la mesure des forces en présence et des priorités : d’abord protéger le duc, d’une manière ou d’une autre, et tirer tous les invités des griffes de la créature qui les étouffait. Ensuite neutraliser Lucian, dans la mesure où c’était possible vu la puissance qu’il pouvait manifestement tirer de son bâton, et arrêter Gontrand puisqu’il était visiblement l’instigateur de ce coup d’état. 

De sa position sur le côté de l’estrade, Meredith commença par déployer son bouclier vers le duc afin de le soustraire à la prise maléfique. Au contact des appendices ombreux, le bord du bouclier crépita, trépida, mais il ne faiblit pas et en quelques instants, il repoussa les volutes, qui se rétractèrent comme les cornes d’un escargot, en sifflant de rage. 

Lucian, qui partageait sa concentration entre l’estrade devant lui et le reste de la salle derrière lui, ouvrit soudain les yeux, plantant dans ceux de la sorcière des tisons enfiévrés. Au même moment, le duc tourna vers elle un visage dur et angoissé.

— Protégez ma famille ! cria-t-il en désignant son épouse et ses deux fils qui se tordaient de douleur derrière lui.

Meredith dilata immédiatement son bouclier d’air vers le fond de l’estrade, tout en le maintenant fermement sur Amardail. Elle craignait, en agrandissant la bulle, d’en altérer l’efficacité. Toutefois son objectif principal devait rester la protection du duc, aussi demanda-t-elle à sa pelle un regain de puissance. Sa magie enfla, comme soufflée par le vent, tourbillonna autour d’elle, puis fusa dans toutes les directions, doublant brutalement la surface du bouclier d’air, jusqu’à heurter le mage noir de plein fouet. La collision entre l’énergie de Meredith, d’air et de lumière, et celle de Lucian, de mort et d’ombres, provoqua une puissante onde de choc, accompagnée d’une déflagration assourdissante qui plongea la salle du trône dans un silence hébété. 

Quand la jeune femme reprit conscience, quelques secondes avaient dû s’écouler. Sa tête vibrait encore et elle avait l’impression que le temps s’était ralenti, empâté. Un bruit blanc saturait ses tympans, la coupant du monde. Péniblement, elle se remit sur ses pieds tout en rassemblant ses forces et ses esprits, consciente qu’elle n’aurait pas la moindre chance contre Lucian si elle ne récupérait pas plus vite que lui.

De son côté, le sorcier secouait la tête comme un chien sortant de l’eau. L’épaisse fumée noirâtre qui s’était déversée de l’obsidienne de son bâton s’étaient évaporée et les survivants à l’attaque commençaient à ramper vers les issues bloquées dans une vaine tentative d’en réchapper.

— Abattez-le ! cria le duc à Meredith en désignant Lucian du doigt.

Amardail avait lui aussi été soufflé par l’explosion et s’était retrouvé projeté contre le haut dossier du trône ducal. Désormais affalé en travers des accoudoirs, il tentait de s’en extirper avec peine, mais la rage meurtrière qui embrasait son regard promettait un châtiment sans pitié pour les coupables.

Forte de la confiance que le duc semblait lui porter, et galvanisée par l’ordre qu’il venait de lui donner, Meredith canalisa à nouveau son pouvoir. Elle concentra dans son bâton toute l’énergie qu’elle pouvait absorber autour d’elle. Celle des êtres vivants présents dans la pièce, mais également celle qui se dégageait des murs, du sol, du bâtiment tout entier. La magie bouillonnait en elle, prête à exploser. Alors elle demanda à sa pelle de transformer toute cette puissance brute en électricité. Immédiatement, de minuscules éclairs commencèrent à courir sur le manche et à crépiter autour du pavillon de la pelle. 

Mais déjà, Lucian se relevait. Un masque de rage pure déformait ses traits. La haine qui injectait ses prunelles de pourpre était clairement dirigée vers Meredith. S’il l’avait jusque-là sous-estimée, ce ne serait probablement plus le cas désormais. Il semblait prêt à la dépecer vivante. Un frisson de terreur glissa le long du dos de la jeune sorcière, faisant dresser les poils de ses bras. Elle chassa vaillamment la peur qui menaçait sa détermination et se concentra sur la sphère de foudre qu’elle façonnait autour de sa pelle. Les arcs électriques qui s’entremêlaient produisaient des éclairs d’une lumière vive et éblouissante. Les crépitements de plus en plus sonores qui accompagnaient l’expansion de la sphère agressaient les tympans de Meredith, au point qu’elle craignait de se mettre à saigner des oreilles. Cependant, pour l’heure, cela n’était pas son plus gros problème. Face à elle, Lucian venait de se couper délibérément la main sur le tranchant effilé de l’obsidienne qui formait la pointe de son bâton. L'hémoglobine dégoulinait sur la pierre noire, que Lucian se mit à caresser pour mieux l’enduire…

La magie du sang. 

Interdite. Dangereuse. Surpuissante.

Meredith sentit son propre sang déserter son visage comme s’il fuyait le plus loin possible. Un soudain vertige la fit vaciller sur ses pieds. Que pouvait-elle contre la magie du sang ? Avec une pelle pour toute arme…

De l’obsidienne ensanglantée émergèrent de nouveaux tentacules noirs. Mais bien différents des volutes de fumées qui les avaient précédés, ceux-ci ressemblaient à des serpents, fins, lisses, brillants, solides. Comme des lanières de fouets. D’ailleurs ils ne glissaient pas au sol pour se répandre dans la pièce. Non, ils claquaient comme la chevelure folle de Méduse autour de l’obsidienne et de son mage corrompu. De plus en plus longs, ils commencèrent très vite à atteindre les pauvres bougres qui se pressaient les uns contre les autres près des portes fermées de la salle. Et comme des mouches, ceux qui étaient touchés tombaient raides. Pas de blessure, pas d’agonie, sans même un cri.

L’indignation de Meredith flamba brusquement comme la jeune fille d’un baron de sa connaissance succombait à son tour. L’adolescente d’à peine quinze ans, jolie comme un cœur et tellement aimable, promise à un bel avenir, venait d’être fauchée en plein envol. Effacée, annihilée, plongée dans le néant de la mort… La colère de la sorcière projeta une onde d’énergie qui frappa la sphère électrique déjà instable, l’envoyant valdinguer sur le mage noir. Mais avant que la foudre n’atteigne sa cible, les tentacules visqueux qui fouettaient l’air percutèrent le champ de force et… l’absorbèrent en un instant !

Stupéfaite, Meredith invoqua un nouvel éclair qu’elle lança de toutes ses forces sur Lucian. Encore une fois, l’électricité sembla s’évaporer au contact de la magie de sang. Non, elle ne s’évaporait pas, elle ne disparaissait pas ! Les lanières obscures l’avalaient vraiment ! La foudre s’évanouissait à leur contact pour réapparaître sous forme de petites étincelles crépitantes au niveau de l’obsidienne. Et avec chaque éclair, les tentacules grossissaient, prenaient en force et en vigueur.

Catastrophée, Meredith réfléchissait à toute vitesse à un autre moyen de venir à bout du mage tout en continuant à le bombarder d’éclairs quand elle se rendit compte qu’il transpirait. De plus en plus abondement. Et qu’il semblait souffrir, et s’épuiser. La douleur marquait ses traits à chaque nouvel assaut comme si l’électricité qu’il absorbait le traversait et le brûlait. La confiance et l’espoir ravivèrent un peu le moral de la sorcière qui redoubla d’efforts, demandant à sa précieuse pelle tout ce que celle-ci pouvait lui donner de puissance et d’endurance. Parce que Meredith aussi peinait. Elle tirait de son propre organisme le carburant nécessaire à alimenter sa magie et cela commençait à se faire sentir. Au fil de ces secondes qui lui semblaient durer des heures, elle faiblissait. Ses membres se faisaient plus lourds, elle souffrait de vertiges, elle avait froid, de plus en plus froid. Néanmoins elle tenait bon et luttait de toutes ses forces parce que Lucian s’était mis à saigner du nez et que ses yeux s’injectaient de veinules rouges. Lequel des deux tomberait en premier ? Lequel des deux mourrait avant l’autre, signant ainsi la défaite de son camp ?

CE NE SERA PAS MOI ! rugit Meredith dans son propre esprit.

Prenant une ample inspiration, elle exhuma du fond de son âme des réserves insoupçonnées d’acharnement et d’obstination qu’elle projeta de toutes ses forces dans le manche de sa pelle. Ses mains tremblaient. Elle peinait à maintenir sa visée. Mais la fulguration qui traversa l’espace entre son bâton et celui de son adversaire atteignit l’obsidienne de plein fouet dans une détonation digne du pire des orages. La pierre noire se fendilla sous l’impact, révélant un cœur surchargé d’électricité et parcouru de flashs éblouissants. La décharge avait également mis Lucian à genoux. Il s'agrippait à son bâton comme si sa vie en dépendait, alors que c’était précisément ça qui le tuait à petit feu. Avec son sang, il s’était lié à l’obsidienne et recevait en lui tout ce qu’elle aspirait. Cependant un corps humain, même celui d’un sorcier, n’était pas fait pour contenir une telle charge électrique. Si Meredith se sentait vidée, froide et exsangue, lui semblait crépiter, brûler et prêt à exploser. Les tentacules noirs qui sortaient de son bâton vibraient de magie. 

Lourdement appuyée sur sa pelle, la sorcière ferma les yeux afin de chercher en elle ce qui pouvait lui rester de pouvoir, de force pour invoquer un dernier éclair et en finir avec le traître. Elle ne trouva plus rien. Elle était à sec, totalement épuisée. Et Lucian grognait en redressant la tête. Par tous les dieux ! Il allait l’achever, avant d’en finir avec le duc et toute sa cour. Amardail… 

Elle n’avait vécu, souffert et travaillé sa vie durant que pour lui, dans le but, l’espoir, de le servir. Et au moment crucial, elle lui faisait défaut. Le chagrin, la honte et le désespoir qui s’abattirent sur elle à cette pensée faillirent avoir raison de ses jambes vacillantes mais une main secourable, contre toute attente, vint fermement soutenir son bras. Elle ouvrit les paupières. À ses côtés se tenait le duc. Du sang coulait d’une plaie à son front, couvrant presque son œil droit. Du gauche il dardait sur elle un regard acéré, fier et déterminé.

— Puisez en moi, lui ordonna-t-il. Prenez ce dont vous avez besoin et anéantissez-moi ce félon !

Meredith lut sur les traits de son seigneur la confiance et le respect qu’elle avait rêvé de mériter un jour. Un jour, mais pas si tôt. Et pas dans de telles circonstances. Elle s’était imaginée magesse de la cour, œuvrant au service du duc des décennies durant, gagnant petit à petit, par ses nombreuses actions, son dévouement constant et sa loyauté sans faille, l’estime et la considération d’Amardail. Elle n’en avait pas eu le temps. Et elle ne l’aurait pas. Car en dépit de la volonté de fer qui marquait ses prunelles, le duc arborait les traits tirés, la peau pâle et luisante, et les frissons incoercibles d’une fièvre provoquée par la douleur. Il était blessé. Plus qu’il ne s’autorisait à le montrer. Que se passerait-il pour lui si elle ponctionnait le peu d’énergie qui lui restait ? Mourrait-il ? Par sa faute ? 

Alors qu’elle hésitait, Amardail posa sa main libre sur la pelle et en agrippa fermement le manche en criant : 

— Allez-y, maintenant !

La pelle n’attendit pas le consentement de Meredith et se plia aussitôt à l’ordre du duc. Tirant de lui ce dont elle avait besoin, elle propulsa vers l’obsidienne fracturée une ultime décharge qui fit exploser la pierre noire en milliers d’éclats tranchants qui fusèrent à travers la pièce tels des flèches mortelles. Meredith vit qu’il était trop tard pour les contenir dans un bouclier, et qu’elles allaient provoquer un carnage si personne ne les arrêtait. La tête rentrée dans les épaules en une vaine protection, elle serra les paupières de toutes ses forces et, cramponnée à son bâton, hurla : 

— STOP !

Les éclats d’obsidienne se figèrent en l’air.

Meredith et sa pelle s’effondrèrent au sol dans un fracas de métal.

Les fragments minéraux chutèrent en cliquetant sur le marbre.

Amardail tomba à genoux, épuisé mais vivant.

Lucian gisait, affalé sur lui-même un peu plus loin. Du sang sourdait de tous ses orifices et un masque de douleur immonde lui déformait le visage. 

Un brouhaha commençait à s’élever des coins de la salle où s’étaient réfugiés les membres de la cour et les aspirants mages. Certains se dirigeaient vers le traître pour s’assurer de sa mort, d’autres approchaient du duc pour s’enquérir de son état, quelques-uns avaient réussi à ouvrir les portes désormais libérées du sort de condamnation et fuyaient en courant. Parmi eux, Amardail reconnut son frère Gontrand qui, l'air paniqué, jouait des coudes pour sortir en premier.

— Arrêtez-le ! ordonna-t-il. Ne le laissez surtout pas s’enfuir !

Quelques gardes et certains courtisans convergèrent au plus vite vers le félon. Ils parvinrent à l’empêcher de passer les portes, le capturèrent et le traînèrent de force jusqu’aux pieds du duc. Poussé dans le dos, Gontrand tomba à genoux mais se releva aussitôt. Ses yeux exorbités et les traits déformés de son visage transpiraient sa panique et sa rage. Il se savait découvert et n’avait plus rien à perdre. Alors dans un hurlement de dément, il se jeta sur son frère, le griffant au visage comme un forcené. Amardail tentait de protéger ses yeux des griffes du fou furieux quand un bruit mat suivi d’un sinistre craquement stoppèrent net l’attaque de Gontrand. Le traître s’affaissa telle une marionnette privée de ses fils. Derrière lui se tenait Meredith, vacillante, essoufflée, mais le regard brillant de vengeance et de satisfaction.

— Est-il mort ? demanda-t-elle au duc. Je suis désolée (elle n’en avait pas l’air…) J’ai peut-être frappé un peu fort.

Amardail la regarda, bouche bée, avant de partir dans un grand éclat de rire.

— Mort ou pas, il a eu ce qu’il méritait, répondit-il ensuite. J’aurais quand même bien aimé lui mettre ce coup de pelle moi-même.

— Je vous la prêterai, si jamais… Votre Grâce.

— Ta pelle et toi êtes les bienvenues à la cour, Magesse Meredith, agréa-t-il en lui tendant la main, scellant ainsi la destinée dont la sorcière avait rêvé.

 

 

Un petit mot de l’auteur

Merci à vous d’être venus à ma rencontre à travers cette petite histoire. Si elle a ouvert votre curiosité, je vous invite à passer à la maison (enfin, sur mon site internet ou mes réseaux sociaux) pour y découvrir plein d’autres histoires : romans, nouvelles, poèmes…

Rendez-vous ici : www.cecileamacourtois.com

À bientôt !

Cécile Ama Courtois

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